intro
B E A U T I F U L L O S E R S
Quand j’ai rencontré Bob, il revenait de loin.
Neuf mois en Europe. Et puis l’Inde et l’Afrique du Nord avant. Et encore avant, une traversée américaine. Amtrak et Couchsurfing.
Bob n’avait pas de maison. Il emportait tout dans une valise.
Bob était végétarien. Mais commandait de temps en temps un burger quand l’envie lui prenait.
On a discuté pendant tout l’après-midi.
Bob était à la fois plein de sagesse, d’humour, et aussi d’anxiété, de tristesse. Je crois que l’on se comprenait bien.
Réfléchis à ce que je t’ai dit. Je voudrais que tu ailles mieux, m’a-t-il dit comme un vieil ami. Avant que je monte dans le bus, on s’était donné rendez-vous après le weekend.
Il occupait une chambre en location sur la hauteur du quartier.
Tu vois la pièce au fond du couloir. La fille a été expulsée ce matin. Elle se prostituait, parait-il. C’est son anniversaire aujourd’hui. Au réveil je l’entendais chanter dans la cuisine.
On s’est assis sur un vieux matelas par terre. La breeze entrait par une fenêtre fendue. Les photos du voyage défilaient sur l’écran de son ordinateur.
Nous ne disions rien. Jusqu’à ce qu’un coup de fatigue m’a envahi. Je voulais le prévenir mais je me suis endormi aussitôt sur le matelas.
Dans mon sommeil j’ai senti la main de Bob posée sur mon bras. Un main douce et tiède aux doigts un peu nerveux.
Délicatement, je l’ai esquivée. J’ai entendu sa respiration s’éloigner. Le contact était interrompu.
Aujourd’hui je repense souvent à ce moment précis.
Aurais-je pu laisser cette main poser sur mon bras, ou même laisser l’homme me prendre dans ses bras?
Juste pour quelques instants, le temps d’un somme, d’un rêve bref, d’une liaison furtive. Pour entendre battre un autre cœur et sentir le rythme d’une respiration. Qu’importe ?
Mais cela ne s’est pas passé de cette façon. J’en étais incapable. La tendresse pour un passant que l’on croise sur le chemin. J’en étais incapable d’en donner.
Plus tard dans la journée, assis sur le porche en bois à l’américaine, Bob me montrait une maison de l’autre côté de la rue, un peu sur la gauche.
C’était notre maison. Avec Tim on l’avait emménagée en maison d’hôtes. Je venais de divorcer. Mon coming-out me rendait heureux.
Notre maison, c’était la plus coquette et la plus populaire du quartier.
Quelle ironie pour moi d’avoir échoué ici juste en face, n’est-ce pas?
Je regardais dans sa direction, à peine visible, l’édifice était noyé dans des herbes folles. Un coin du toit était sur le point de s’effondrer.
Le lendemain matin très tôt j’ai reçu un message de Bob: Changement d’adresse. Viens me retrouver à l’auberge de jeunesse.
La fille expulsée était revenue tard dans la nuit. Elle a mis le feu à la maison.
Quand je suis arrivé à l’auberge de jeunesse, hors d’haleine, Bob était là au bord de son lit superposé.
Il me regardait droit dans les yeux: J’ai envie d’un burger.
On a éclaté de rire.
Au restaurant, je l’ai regardé manger. Je n’avais pas faim. Lui oui.
As-tu réfléchi aux résolutions que je t’avais suggérées?
Oui Bob, je vais prendre les choses en main.
Tandis qu’il acquiesçait d’un signe de tête, ses yeux se sont soudainement remplis de larmes.
Mon fils avait ton âge. On a déjeuné ensemble ici pour la dernière fois.
Il n’allait pas bien à l’époque. Et avant de partir il m’a dit: Je vais prendre les choses en main.
Il a eu un accident de moto sur la route. Evidemment il ne portait pas de casque.
Cet après-midi, nous n’avons pas beaucoup parlé.
Nous avons pris le tram jusqu’à la frontière mexicaine, et contemplé la rivière passer d’un côté à un autre.
La sécheresse semblait désormais s’installer. La mer semblait loin. Un air de guitare flottait dans le vent.
L’idée de proposer à Bob de venir habiter chez moi trottait dans ma tête. J’avais une chambre de libre – chose précieuse en plein mois d’août.
J’aurais pu le lui proposer à ce moment. Mais je ne l’ai pas fait. Une fois de plus, j’en étais incapable.
Je n’ai plus revu Bob depuis ce jour-là.
Quand je suis retourné à l’auberge de jeunesse deux jours après. Il n’y était plus. Son téléphone était sur répondeur.
Je me suis assis sur un banc, en face de la maison dévastée par l’incendie.
Derrière moi, un peu sur la droite, une autre maison laissée pour compte. Si Bob me l’avait pas montrée avant, je ne l’aurais probablement pas remarquée.
Tout à coup, sans prévenir, je fus saisi d’un sentiment de vide dont je n’arriverais pas à me défaire pendant un très long moment.
BLANC
Dream after dream we'll lie in each other's arms.
- Beautiful losers, Leonard Cohen