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Ê T R E  I C I  E S T  U N E
S P L E N D E U R

En rentrant du cabinet du docteur Laforêt situé près de Nation, j’aime faire un grand détour par rue de Montreuil ou rue de Charonne (ou les deux), en traversant ainsi de l’ouest à l’est le onzième arrondissement.

D’ailleurs les deux rues se rejoignent plus bas, un peu avant Bastille. Bien sûr je les longe rarement d’une traite. D’innombrables arrêts s’offre à moi sur le chemin. Une église vide, un mur tapissé de passiflores, une plaque commémorative à lire, ou un antiquaire aux dix milles vaisselles. Il y a aussi cette librairie rue Faidherbe où un chat tigré géant, faisant dos rond sur un livre de Spinoza, se tient de façon imperturbable en guise du boutiquier.

Le jeu le plus réjouissant consiste à m’enfoncer dans de nombreux passages et impasses qui débouchent sur des ateliers aux poutres apparentes, ou d’immenses bâtisses industrielles réhabilités, parfois sous le regard interrogateur de riverains. Curieusement, je ne peux pas m’empêcher de m’imaginer en train d’embrasser quelqu’un dans une de ces cours pavés cachées, comme ça en plein milieu, de longs baisers et d’étreintes passionnées.

Il m’arrive de temps à autre de m’attabler sur une terrasse. Je demande un café bien serré et le boit en un rien de temps. Et puis un deuxième que j’emporterai avec moi, accompagné d’une viennoiserie. Je le déposerai près de l’homme allongé à l’angle de la rue, un homme sans âge, aux paroles troubles mais aux yeux si limpides.

Cet itinéraire continue jusqu’à ce que j’aperçois au loin, entre les toits, le corps doré du Génie de la Liberté tout en haut de la Colonne de Juillet. Cela représente toujours un moment émouvant à sa vue, et à cet instant-là je prends un virage pour me diriger vers le nord, soit par boulevard Richard Lenoir si j’ai envie de verdure et de fraîcheur, soit par boulevard Beaumarchais qui se dresse presque parallèlement. Parfois j’ai du mal à choisir entre les deux.

Plus tard, non loin du Cirque d’Hiver, j’abandonne volontiers ces boulevards et leur bourdonnement, pour aller me perdre dans les ruelles du haut Marais, une bonne demie heure tout au moins, jusqu’au Carreau du Temple avant de rentrer chez moi, à moins d’être soudain gagné par un coup de fatigue, ce qui me conduira plutôt à suivre rue de Turenne, et arriver ainsi plus aisément en bas de mon immeuble, sans avoir besoin de hâter le moindre pas.

Me voilà maintenant face au portail métallique de l’entrée aux allures solennelles. Le soleil de midi réchauffe mon cou et détend mon dos. Je me mets tout à coup à repenser à ce que docteur Laforêt m’a dit:

N’est-ce pas splendide d’être ici?

BLANC

Les Allemands étaient chez moi
On m'a dit résigne-toi
Mais je n'ai pas pu
Et j'ai repris mon arme
J'ai changé cent fois de nom
J'ai perdu femme et enfants
Mais j'ai tant d'amis
Et j'ai la France entière
Un vieil homme dans un grenier
Pour la nuit nous a cachés
Les Allemands l'ont pris
Il est mort sans surprise
Le vent passe sur les tombes
La liberté reviendra
On nous oubliera
Nous rentrerons dans l'ombre
- La Complainte du Partisan  
  (Leonard Cohen's The Partisan)